Hygiène de l'assassin d'Amélie Nothomb
Hygiène de l’assassin, le premier roman d’Amélie Nothomb, fut à sa sortie un événement tant critique que commercial.
La jeune romancière met en scène, dans ce premier ouvrage, un grand écrivain, Prétextat Tach, couronné du Prix Nobel. Il lui reste deux mois à vivre. Quatre journalistes se pressent à son chevet pour préparer une interview, mais les trois premiers sont brutalement éconduits, et mortifiés par l’écrivain : ce dernier fait en effet preuve d’une réelle méchanceté n’ayant d’égal que sa maîtrise des mots. Face au rouleau compresseur de sa logorrhée, les piteux journalistes sont malmenés et incapables non seulement d’apprendre quoi que ce soit sur ce dernier, mais aussi de se protéger face à son intrusion en eux… Seule la quatrième journaliste, Nina, saura faire rendre gorge à l’écrivain en démasquant, derrière le discours méprisant, la raison ayant fait de cet homme ce monstre de littérature et ce monstre tout court, puisqu’à tout dire, obèse et énorme, il a l’apparence d’un ogre.
Or le propre de l’ogre consiste, tout le monde le sait, à dévorer ses enfants. Ici, notre Prix Nobel constitue une variation de ce mythe de l’ogre. Mais s’attaquer à lui n’en reste pas moins redoutable. On apprécie donc la transposition à laquelle s’amuse Amélie Nothomb, en faisant des journalistes venus interroger Tach des sortes d’enfants qui vont être dévorés : les mots de l’ogre vont pénétrer en eux et les faire défaillir comme s’ils avaient été forcés de l’engloutir (voir cette séquence ô combien révélatrice durant laquelle Tach prend un malin plaisir à révéler à un des scribouillards son régime alimentaire, ce dernier finissant par en vomir).
Mais tout ce court-circuite avec Nina : pourquoi ? Parce qu’elle a lu Tach. Elle semble d’ailleurs la seule à avoir fait cette effort ; effort qui lui apportera la compréhension de la psyché de son adversaire : en lisant les écrits d’un homme, on possède les mots le composant et on apprend sa véritable nature. De fait, Nina se trouve dans une position de dominatrice, car le romancier ne sait pas à qui il a affaire, traitant tout le monde de la même manière ; avec Nina, il croit avoir à faire aux même médiocres journalistes, mais voilà, il ignore que Nina a incorporé son signifiant : dès lors, la langue de Tach elle peut en jouir ; Jacques Lacan le disait : le problèmes des hommes, c’est qu’ils sont tous conçus à l’identique : le coït constitue leur mode de fonctionnement sexuel – pour les femmes, tout reste mystérieux et diffus – de fait, Tach essaye de pénétrer Nina par sa langue comme il pénétrait les journalistes, mais Nina s’échappe et jouit simplement de la conversation, ce dont Tach semble incapable. Très vite, cette question de la jouissance de Nina va devenir exclusive et anthropophage à son tour : le moins que l’on puisse dire est qu’Amélie Nothomb ne fait pas de cadeau aux femmes : son héroïne ne réalise-t-elle pas le syndrome de l’avalement du phallus ?
Toutefois, au petit jeu du génie de Nina, Nothomb se perd : autant elle se laissait aller à des joutes oratoires fameuses entre Tach et les journalistes, autant elle fait trop vite tomber les armes à l’écrivain. En effet, les journalistes, on le notait, travaillaient tous à partir des bandes enregistrées par le confrère les précédant : de fait, tout médiocres qu’ils étaient, on voyait bien qu’ils prenaient progressivement assurance et force. Or, Nina arrive et brutalement, elle règle tout : certes elle n’aurait sans doute pas réussie sans ses prédécesseurs, mais tout de même, la situation se renverse trop vite. Des lors, Tach devient un personnage ridicule : une à une, ses défenses tombent. Rien ne lui restitue sa grandeur.
On espérait que Nothomb s’essaye à une esthétique du mépris, car la première partie de son livre se révélait délicieuse à ce niveau : mais las, elle veut en finir et bien trop vite. Si elle trousse bien ses dialogues, son face à face manque d’enjeu puisque trop vite, on comprend que Tach a perdu. Néanmoins, l’émotion est souvent là, notamment dans les macabres descriptions du secret de Tach qui font froid dans le dos, avec une économie de mots et de moyens. Cela ne suffit toutefois pas à faire de ce livre ce qu’il aurait pu être (d’ailleurs, il ressemble plutôt à une pièce de théâtre dans sa forme, puisqu’on n’y trouve quasiment aucune description, et 99% de dialogues). Prisonnière de Nina, Nothomb se livre à une mise à mort de l’ogre : avec qui règle-t-elle ses comptes ? Mystère. N’en reste pas moins que la fin, étrange et déstabilisante, laisse dubitatif et inquiet.
Editions du Seuil.