Netotchka Nezvanova de Fédor Dostoïevski
Il y a dans Netotchka Nezvanova de Fédor Dostoïevski toute une structure perverse que le romancier russe n’a, à ma connaissance, jamais osé réutiliser. Roman inachevé à cause de son envoi au bagne pour cause de participation à un cercle fouriériste (mouvement socialiste), Netotchka Nezvanova met en scène une fillette amoureuse de son beau-père, alcoolique et musicien raté. On se surprend à découvrir tout le mécanisme du complexe oedipien sous la plume de Dostoïevski, avec un grand sens de la psychologie, et on songe aussi au jeu de mot de Jacques Lacan, la Père version (pour Perversion) car le beau-père de Nétochka a un comportement suspect vis-à-vis d’elle et abuse de cet amour dont il ne se rend peut-être pas compte, mais qui lui sert pour contraindre la fillette à voler sa femme.
Néanmoins, force est de constater que si le père a un rapport pervers à sa belle-fille, ce rapport est normalisé et justifié par l’alcoolisme. Jamais le père ne se permet le moindre geste déplacé vis-à-vis de sa fille. S’il se sert de l’amour que cette dernière lui porte comme d’un moyen de pousser Netotchka à voler sa femme, il reste clairement étranger à la question du désir sur son enfant. Par contre, la petite fille a une structure profondément inquiétante : elle affirme et revendique l’amour porté à son père et l’opposition formulée contre sa mère.
Néanmoins, les choses ne sont sans doute pas aussi simples qu’il n’y paraît de prime abord. En effet, le récit est raconté de longues années plus tard, par une Netotchka devenue adulte qui relit les événements d’alors : il serait alors nécessaire de s’interroger sur ce surcroît d’honnêteté et se demander de quel point de vue est réellement raconté le récit : de la fillette ou de la femme ? Les événements décrits sont-ils bien contemporains ou des recréations magnifiées par les années ? Netotchka, la femme, reconnaît-elle le complexe d’Œdipe de son enfance ou bien imagine-t-elle ce qu’elle a vécu ? On peut en effet se questionner sur l’attitude du père. Qui est le plus pervers des deux ? Celui revendiquant son désir pour l’autre ou celui feignant de ne pas se savoir objet de désir d’une enfant ?
Le roman se poursuit après le drame familial et Netotchka vit désormais dans une maison noble. L’occasion pour l’auteur de pousser encore plus loin le degré de perversité de son héroïne. Ainsi la voit-on – modèle du nihiliste russe épinglé par André Glucksmann dans son Dostoïevski à Manhattan – bouleverser une fillette de son âge dont elle fait son amante, créant un chambardement dans une maison calme et rangée et éveillant chez chacun des sentiments contradictoires et tendus. La façon extrêmement choquante avec laquelle l’auteur prend fait et cause pour son héroïne alors même que cette dernière se comporte comme un monstre de perversion rend malsaine la lecture. La scène d’amour entre les deux petites filles, véritable moment pédophile, finit de faire de cette seconde partie un écrin de barbarie.
Heureusement, les choses se terminent bien mieux. De nouveau recueillie dans une troisième famille, Netotchka change tout à fait de personnalité et découvre un secret liant le couple s’occupant d’elle. La structure perverse est toujours lisible, mais cette fois-ci l’héroïne n’a plus rien de la tentatrice de la seconde partie. La raison n’est guère difficile à concevoir : le roman a été abandonné par deux fois et les reprises par Dostoïevski correspondent sans doute aux fins de chapitres. L’auteur fait alors montre d’un sens de la psychologie, d’une maîtrise des scènes dramatique et d’une capacité à inféoder la partie enquête policière de son livre au drame bourgeois qui émerveille.
Pour conclure, on dira de ce livre inachevé (mais dont on peut se contenter néanmoins de la fin) qu’il ne compte pas parmi les œuvres majeurs de l’auteur qui l’avait pourtant en grande estime. La première grande œuvre envisagée par Dostoïevski a échoué de par les vicissitudes de sa vie. N’en reste pas moins que cet ouvrage inquiétant et malsain donne à voir en action les thèses freudiennes et girardiennes. Désir oedipien, complexe du double, désir mimétique… troublant, troublant roman qu’on ne mettra pas en toutes les mains. Il pose en tout cas la question du regard : car l’auteur joue constamment du rapport malsain/innocent vu par le lecteur. On ne sait plus au final si c’est nous qui hallucinons le désir malsain ou si la fillette charrie des désirs d’adulte dans son sillage.
Actes Sud, 8,50 euros.