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Le blog de Menon
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11 juin 2006

Dostoievski à Manhattan de André Glucksmann

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Devant la complexité de ce livre, je renverrai le lecteur aux liens suivants pour approfondir mon propos :
http://www.lire.fr/critique.asp/idC=39426/idR=213/idG=8
http://www.france-amerique.com/infos/dossier/US%20war/1547/1547war2.html
http://livres.lexpress.fr/critique.asp/idC=3375/idTC=3/idR=12/idG=8
http://www.erudit.org/revue/ps/2002/v21/n2/000493ar.html

Dans cet ouvrage, André Glucksmann interroge le nihilisme après le crime du 11 septembre 2001. Son raisonnement tient en deux points : l’éloge de la cité, et celui de la littérature. De la cité, la ville pour les grecs, Glucksmann retient qu’elle est ce qui réunit les Hommes et les lient ensemble ; et de souligner l’exaltation d’Hitler après avoir détruit la capitale polonaise, alors que le pays se rendait, ou encore de souligner le fait que Poutine ait rasé Grozny dans un étrange acte gratuit pour mettre la main sur quelques terroristes Tchétchènes... Son deuxième point est celui de la littérature. Selon lui, les romanciers sont des regards pleins de conscience sur une réalité que nous ne voyons pas. Là où les politiques chantent les lumières à venir, le romancier dénonce le mensonge et appelle à la prise de conscience… L’ouvrage traite d'un grand nombre d’éléments annexes qui aident au développement de sa pensée : ainsi critique-t-il la « fin de l’histoire » hégélienne, met-il en garde contre l’alliance avec la Russie, souligne-t-il à quel point les écrivains russes ont eu le pressentiment de la peste rouge et brune du XXe siècle et comment le crime du 11 septembre ne peut pas être catalogué comme un accident dans l’histoire ou un attentat imprévisible.

Le nihilisme, Glucksmann l’étudie à l’aune de deux exemples, celui de la Russie et enfin de la littérature. De la Russie, il dévoile une histoire politique faite de violence : la statue de Pierre le grand, sise à St Pétersbourg, entend consacrer le règne du civilisateur sur un territoire sauvage, mais en « oubliant » de parler du massacre perpétué pour permettre cette « mise en jachère », ou des appétits sanglants de Pierre. De la situation présente de la Russie, le massacre des Tchétchènes révèle à quel point Vladimir Poutine entend donner la mort, livrer la barbarie dans son pays pour en épurer ce qu’il estime être une opposition à la toute puissance de l’Etat.

Côté littérature, notre philosophe convoque Emma Bovary dans l’attitude de laquelle il lit la duplicité du nihilisme : Emma bouleverse son monde, s’invente des amours en interprétant les romans sentimentaux (comme d’autres interprète Marx ou le Coran) et se vit comme quelqu’un qui définit le monde autour d’elle, sans se soucier de ceux l’entourant. En imaginant une vie qu’elle fait naître à réalité. Elle veut connaître l’enivrement des sens dont elle a entendu parler, mais elle ne possède aucun repère, aucune lanterne pour la guider. Elle passe donc de l’imaginatif au performatif : la réalisation choisie, le phantasme conceptualisé. Et qu’importe le monde qui l’entoure. Emma ne cèdera pas sur son désir. Attitude noble, selon Freud et Lacan, mais trop violente dans cette ville de Province si calme et rangée et dans laquelle la mort attendra la belle en question et son mari… Même attitude chez le Ivanov de Tchekhov, noble alangui et mélancolique qui, tout victime qu’il est, sème la haine et la mort autour de lui. Ce sont aussi les Démons de Dostoïevski qui sont convoqués, source de troubles, de violence, de renversements de valeurs. Le nihiliste bouleverse les repères, malmène les codes communs à tous. Qu’importe son but : révolution, Coran, Bible, Hitler…son but final et concret est de détruire et de s’enivrer, de s’envoyer en l’air dans un ace gratuit, absurde et morbide qui prouvera que plus rien ne prévaut, que tout est possible et que tout peut-être détruit par simple caprice… Pour conclure, donnons la définition du nihilisme selon Glucksmann : « Le nihilisme nie le mal, il en cultive l’ignorance » : agir, c’est faire ; Dieu n’est pas au ciel, mais ici sur Terre. Je détruis, donc je suis. Je remplace Dieu ; je deviens cause de moi-même.

Ensuite, pour tous ceux qui auront lu cet ouvrage magistral, dans son érudition, sa volonté de faire réaliser que la fin de l’histoire promise par Francis Fukuyama, en bon post-hégélien qu’il est, n’a pas eu lieu et que, encore et encore, il nous faudra lutter contre le spectre du nihilisme, lire cet article tiré du Libération du mercredi 7 juin 2006. L’article est signé par Lorraine Millot et présente les milices Russes se réclamant des SS ; nul doute que les lecteurs d’André Glucksmann retrouveront exprimé ici le fondement même de son analyse du nihilisme en Russie :

-Un membre de la milice nommée SS s’exprime : « Oui, Hitler fut l’ennemie de la Russie… Mais son idéologie était juste. La seule issue pour la Russie, c’est une dictature populaire de type national-socialiste… Rassure-vous, on ne pourra pas tuer tous les étrangers qui vivent en Russie. A l’avenir, il faudra aussi d’autres méthodes. »

-Dmitri Demychkine, le fondateur de SS : « Moi-même, j’ai beaucoup tué. Mais le but n’est pas le meurtre. Le but est de ne pas laisser les étrangers se sentir maîtres en Russie. Et je dis à mes militants que s’ils ne peuvent s’empêcher de passer à l’acte, qu’ils soient prudents. » La journaliste lui demande alors comment il peut se permettre de dire qu’il a tué, sans craindre de poursuites : « Oh, moi on ne me touchera pas. Qui se battrait contre les Oranges (ceux qui pourraient causer une révolution de type Orange, Note personnelle), si ce n’est moi ? »

-La journaliste explique alors que Dmitri Demuchkine, « en se vantant de ses contacts avec l’administration présidentielle et quelques député ultranationalistes de la Douma confirme une thèse aujourd’hui très répandu en Russie. Le Kremlin, ou du moins certains conseillers de Poutine, encourageraient en sous-main ces mouvements extrémistes dans un double objectif : disposer de troupes pour exécuter quelques sales besognes telles que nettoyer les gares de vendeurs de drogue ou effrayer les homosexuels qui voulaient tenter leur première Gay-pride le 27 mai à Moscou et montrer combien le président Poutine est un démocrate, modéré et éclairé, par contraste avec ces fauves. »

Un livre passionant mais à quelques bémols prêts :

On regrettera une mauvaise construction de l’ouvrage, avec des chapitres se télescopant et une écriture, pleine de colère et fascinante, mais nécessitant un grand effort de lecture. Les idées sont bousculées, et parfois quelque peu réactionnaires, lorsque Glucksmann parle du désir d’Emma Bovary, par exemple. Si l’on souscrit volontiers à l’analyse de l’auteur à la lecture, le contre coup laisse une impression de malaise. Malaise de ce que Glucksmann semble dénier le droit à Emma de choisir sa vie et de s’élever contre sa condition de femme devant rester au côté de son mari. Son désir est, selon le moraliste, une force dangereuse. N’est-ce pas critiquable de penser ainsi ? Faudrait-il emmurer Emma, comme une femme Afghane ? Que le désir et la force du désir d’Emma soient nihilistes, on peut en convenir. Mais Emma n’est pas, selon mes souvenirs, un monstre. Elle ne pense certes qu’à elle. Elle vit sa passion de manière irrationnelle, comme une spectatrice de cinéma, réduisant l’Autre à n’être qu’un réceptacle pour son phantasme, mais elle n’est pas un monstre conscient. Elle ne cherche pas à bouleverser la bonne société comme les héros des Démons. Elle est victime de sa propre illusion, de ses propres errements… Enfin, on parle finalement peu, voir même pas du tout de l’Islam, ce qui est problématique. Certes, la Russie, l’auteur la connaît bien, et pour lui, le nihilisme est là comme une force dangereuse. Qu’importe donc qu’elle soit islamiste, révolutionnaire ou étatique. Mais n’empêche que l’on aurait aimé voir le penseur s’interroger sur les causes possibles de dérives de l’Islam.

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