Une femme innombrable de Jean-Yves Leloup
« Il s’agit de cette fiction dont Lacan nous enseigne qu’elle est la structure même de la réalité » : voilà comment, en paraphrasant Hubert Lisandre, pourrait-t-on faire entendre la volonté de Jean-Yves Leloup à l’épreuve dans ce livre.
De Marie-Madeleine, on croit tout ignorer, mais c’est faux. Lorsqu’on lit, on ne voit pas réellement les choses, à moins de les étudier. Dans les Evangiles principaux, ainsi que dans les apocryphes, on trouve des traces qui mis en corrélation sont autant d’indices de ce que les apôtres nous disent d’elle.
Qu’on ne se trompe pas : si Marie-Madeleine, ou plutôt Myriam de Magdala – son nom juif, est « une femme innombrable », c’est bien parce qu’à l’origine Myriam est fragmentée en trois femmes différentes : une pécheresse repentie, une femme riche présente au pied de la croix, et enfin la sœur de Marthe et de Lazare. Fragment d’une femme : est-elle ces trois là ou bien ces trois là représentent-elles trois femmes à trois étapes différentes.
Leloup relève, à ce sujet, pas moins de 12 stades par lesquels Myriam passe dans les Evangiles. 12 ! Pas mal pour une femme dont on ignore tout ou presque.
Leloup connaît Lacan, et avec certitudes on peut estimer qu’il a fait sien son avis sur la fiction. Lacan aimait l’idée que dans la littérature se cachait la vérité. Le meurtre du Père dans Totem et Tabou était pour lui « le dernier mythe de notre siècle ». James Joyce lui servit de modèle pour son 23e séminaire, celui sur le Sinthome, dans lequel, renouant avec l’Académie d’Athènes, il dispensa un enseignement dans lequel se mêla philosophie et psychanalyse – un enseignement ésotérique, proche de la révélation, puisqu’il avait découvert dans le nœud borroméen la structure même de la folie de tout Homme.
Mais je m’égare. Ici, Leloup entreprends une plongée onirique dans la vie de Myriam. Il lui invente une éducation, une servante, des débauches. Avec intelligence, il la lie à la cours du roi Hérode, là où elle devait probablement avoir eu sa place… Puis, délaissant la fiction, il entreprend de décrypter la force du message de Jésus à travers les liens les unissant. La scène durant laquelle elle lui oint le crâne d’huile ou lui lave les pieds de parfums sont autant de moment dans lesquels la parole du Christ, en apparence anodine, dit pourtant quelque chose de vrai.
Il mène sa barque jusqu’au moment de la résurrection, nous faisant entrevoir cette scène fondamentale sous un autre jour : « Le Christianisme est né de l’imagination d’une femme », disait Ernest Renan. Et Leloup d’acquiescer : oui, en cela, puisque Myriam est le premier témoin de la résurrection du Christ. En ce sens, c’est bien une femme qui « croit » à l’impossible. De là à se demander si l’impossible a été possible, si le corps était vraiment là où déjà ailleurs… N’était-il pas plutôt une révélation qu’ils se sont fait à eux-mêmes ? (Oui, je dis « Ils », car Leloup omets de rappeler que Jésus se présenta aussi à des voyageurs et à ses apôtres.)
Le livre se termine par un florilège de citation des Evangiles et des apocryphes dans lesquels il souligne la présence d’une Myriam, discrète certes, mais finalement bien plus importante qu’on ne le croit. Et de rappeler cette citation tirée de Matthieu que j’avais occulté : après que Myriam ait baigné les pieds de Jésus, ce dernier dit :
« En vérité je vous le dis
Partout où sera proclamé
L’Evangile dans le monde entier,
On redira aussi à sa mémoire
Ce qu’elle a fait »
(Matthieu 26, 13.)
Albin Michel, 16 euros.